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Ce texte a été primé lors du concours d’écriture « Plumes de Neuilly » en 2016.
Une petite nouvelle estivale, imaginée à partir d’un sujet de français de mes enfants : « A partir de votre expérience personnelle et de la lecture d’articles récents, imaginez une journée ou vous vous gâchez l’existence. »
Je suis l’hologramme de Monsieur P. Je n’existe pas vraiment, mais je suis chargé de l’observer partout et tout le temps, afin que soient consignés les détails de son existence dans les archives numériques universelles.
Je n’existe pas vraiment, mais en tant qu’hologramme je vois ce qu’il voit, pense ce qu’il pense, et ressens ce qu’il ressent. En tant qu’hologramme, je suis lui, numériquement, avec le léger temps de latence nécessaire à l’encodage numérique de l’archive de sa vie.
En vous racontant cela ce n’est pas moi, l’hologramme, qui raconte ce récit avec le recul que cela implique, Je ne fais que transcrire. C’est lui, Monsieur P., qui sachant la tâche dont je suis continûment chargé, ne cesse d’y penser. D’ailleurs, il se gâche la vie avec ça. A chaque fois qu’il va aux toilettes, il est persuadé que j’y suis avec lui. D’ailleurs, il vient de se lever et a grand besoin d’y aller. Mais il pense à moi, son hologramme enregistreur, et visiblement, ca le bloque. De dépit, il avale deux verres de jus d’orange – il pense à ce moment qu’il aurait dû allumer la bouilloire avant de se verser le jus d’orange, il aurait gagné une minute ou deux sur la préparation de son indispensable thé matinal. Ca l’agace a nouveau, car il y pense tous les matins trop tard. Et de surcroît, sachant que je consigne son agacement, il s’énerve. Bref, dit-il à voix haute (ce que j’enregistre aussitôt).
Il monte réveiller ses enfants, et se dit en dans l’escalier qu’il aurait dû sortir leurs bols avant. Ca l’agace a nouveau, car il y pense tous les matins trop tard. Et de surcroît, sachant que je consigne son agacement, il s’énerve. Bref, dit-il à voix haute (ce que j’enregistre aussitôt).
En les habillant il cherche les chaussettes du plus petit (il a quatre enfants). Naturellement, il confond celles des grands et des petits. Ca l’agace car il se dit qu’il aurait dû préparer leurs vêtements la veille au soir. Ca l’agace a nouveau, car il y pense tous les matins trop tard. Et de surcroît, sachant que je consigne son agacement, il s’énerve. Bref, dit-il à voix haute (ce que j’enregistre aussitôt).
Bref, dit Monsieur P. à plusieurs reprises en poursuivant cette satanée routine du matin (petit déjeuner des petits, petit déjeuner renfrogné des grands, carnets à signer à la dernière minute, enfin bref, passer l’éponge sur la table, emmener les petits à l’école, revenir, redescendre chercher le courrier). Je ne le quitte pas d’une semelle. A l’école il y a quelques hologrammes sympa d’autres parents, mais une rapide requête dans leurs bases de données montre que 97,4% d’entre eux font également la g… le matin – contrairement aux affirmations de son ex-compagne qui persistait à prétendre que tous les parents sont contents de déposer les enfants à l’école, et qui avait d’ailleurs prétexté pour plaquer Monsieur P. pour quelqu’un qui, lui, adorait emmener les enfants à l’école ainsi que les matches de foot.
De retour chez lui après la tournée de l’école, le pire le matin, se dit Monsieur P. en rangeant la table du petit déjeuner, c’est la fille brune sur la boîte de céréales (des Spécial K). D’abord on ne voit pas très bien ce que ces céréales ont de spécial (ce que j’enregistre aussitôt), et en plus cette brunette qui illustre la boîte, c’est toujours la même depuis des années avec son maillot de bain rouge en plein hiver et son sourire pepsodent, et c’est énervant car le matin au petit déjeuner, on ne peut pas s’empêcher de fixer stupidement la boîte de céréales. Sachant que je consigne cette réflexion, il s’énerve. Bref, dit-il à voix haute (ce que j’enregistre aussitôt).
Monsieur P. médite ensuite quelques minutes, ce qui à cette heure-ci est tout à fait inhabituel. Mon logiciel holographique taggue automatiquement cet événement comme tel, ce qui est agaçant car je dépense quelques millisecondes supplémentaires pour ce faire. Ensuite je perds le fil de mes observations – en effet Monsieur P. parvient à vider complètement son esprit, y compris de la pensée qu’il sait que je vais consigner cette vacuité. Mijoterait-il quelque chose ? Serait-ce une nouvelle technique pour échapper à nos observations holographiques ?
Il descend par l’ascenseur au garage, prendre sa moto. Pour une fois il n’a pas oublié le bip de la porte du garage – et se réjouit de ce que je vais consigner l’événement (automatiquement taggué comme tel par mes routines automatiques). Il met son casque, démarre sa moto et – puisque ma raison d’être est de le suivre partout – je n’ai que le temps d’enfourcher la selle passager.
C’est énervant cette moto, ca ne facilite pas mon boulot d’hologramme. En plus, j’ai froid, en cette saison. Et puis son casque, ca ne facilite pas la lecture de ce qu’il ressent. Il me semble ce matin pourtant détecter une pointe de jubilation, sentiment assez rare chez Monsieur P. et totalement incongru de sa part à cette heure de la journée. Et curieusement il ne prend pas le chemin habituel pour aller à son bureau près de la Madeleine (ce que j’enregistre aussitôt) et se dirige en sens opposé, vers la rue du Pont. De ce fait plusieurs alarmes s’allument dans mes systèmes, ce qui est très contrariant même pour un hologramme. J’active la sub-routine de cartographie pour examiner ce qui se trouve d’intéressant pour Monsieur P. rue du Pont, voyons, en hologramme bien programmé je commence par le numéro 1 de ladite rue, et au numéro 34 se trouve, voyons, oui c’est bien cela, le commissariat de police… devant lequel Monsieur P. vient de freiner de façon tout à fait délibérée (ce que j’enregistre aussitôt). Le planton se précipite vers …, non, en fait c’est à moi qu’il s’adresse, et comme je ne peux lui répondre, il m’embarque pour défaut de port du casque et, faute de papiers d’identité, me flanque en cellule ! Ma journée est fichue – ce que j’enregistre aussitôt – je risque l’expulsion, et Monsieur P. débarrassé de son hologramme par la méditation jubile. C’est énervant de penser que c’est exactement ce qu’il soit être en train de se dire (ce que j’enregistre aussitôt). Bref !
(texte écrit en novembre 2012).